Malgré le couvre-feu, mon atelier d’écriture continue. Au programme de la dernière séance, il nous fallait décrire une collection et/ou un collectionneur. Comme à chaque fois, 50 minutes d’écriture pour produire le texte, à peine corrigé dans sa version présentée sur ce blog :
Collection
Il a sur mon bureau un véritable trésor. Il m’a fallu dix ans pour le rassembler. Dans deux pots à confiture trônent fièrement des dizaines de trophées. Des stylos, des feutres, des crayons… Toute une collection d’objets perdus, laissés à l’abandon par des élèves distraits. La plupart ne pourraient même plus tracer un trait. Leur encre est sèche, leur mine bouchée, leur corps brisé. Ils sont devenus muets. Ils sont là, derniers témoins d’un contrôle raté, d’un exercice bâclé ou d’une leçon mal copiée. Ils ont été lancés, démontés et mâchouillés, passé s de mains en mains, volés, récupérés ou échangés. Ce sont des vétérans. Des survivants. Des cohortes de blessés sauvés sur le champ de bataille, mutilés, traumatisés. Certains datent même de l’ancien programme. Ce stylo plume bleu marine, au plastique fentillé, est une pièce de collection. Les stylos plumes, on n’en voit plus. Et ceux qui en ont un ne risqueraient pas de les abandonner. Mais sa mine est pliée. Sans doute est-il tombé ? Une chute fatale. Combien de lignes a-t-il recopiées ? Combien de fautes d’orthographe l’a-t-on obligé à écrire ? Il est vieux. Fatigué. Il goûte à une retraite bien méritée. C’est une espèce en voie de disparition. Les élèves n’écrivent plus qu’au stylo Bic. En rose, en turquoise, en violet ou en vert pomme. C’est comme les Stabilo : ils ont troqué le fluo pour les tons pastel. Les couleurs se font plus douces, comme pour apaiser les élèves face aux douleurs du monde.
Derrière mes pots à crayon, il a une caisse en carton. C’est la réserve. Dedans, on y trouve pêle-mêle des règles, des équerres, des réquerres, des rapporteurs. Ils sont en plastique jaune ou bleu, incolores, plus rarement en métal. La plupart sont cassés. J’en ai des bouts de cinq à quinze centimètres. C’est à pleine si on peut y lire les graduations. Il y a belle lurette que leurs traits ne sont plus droits. Certaines sont gravées aux ciseaux, d’autres tagguées au Tipp-Ex. En farfouillant dedans, je tombe sur un prénom, un nom qui ravivent ma mémoire. Des souvenirs d’élèves, de classes, d’une autre année scolaire. Un autre temps en somme. Il y a cette règle jaune où est délicatement écrit au blanc correction « Zoé + Arthur ». Est-ce en pleine rupture que l’un d’eux abandonna l’objet ? Était-ce Zoé ou Arthur ? On peut voir que l’inscription a été grattée. J’imagine le dépit de l’être rejeté, cette douleur infinie propre aux adolescents de croire que l’avenir n’a plus rien à leur offrir. J’aurais aimé lui dire qu’un jour, il cesserait de souffrir, mais ce serait mentir. Peut-être s’est-il scarifié de douleur au compas ? C’est toujours mieux qu’aux ciseaux… Les ciseaux, j’en ai plein le placard. Ce n’est pas comme les compas. Ma plus belle pièce est enfermée à double tour dans mon tiroir. Presque neuf. Dans sa boîte en plastique. Une merveille de mécanique parfaitement huilée avec ses pieds en metal, sa tête en plastique noire et ses mines de graphite bien taillées. Je peux en tracer des cercles : des grands, des petits, des rosaces… Ils sont toujours parfaits. Celui-là, je ne risque pas de le prêter ! Car mon musée est vivant. Il reste à disposition. Les élèves s’y servent. Ils y piochent allègrement les tête-en-l’airs qui ont oublié leur matériel. Je les vois choisir, hésitant devant ces stylos d’occasion. Ils ont vécu, ils ne marchent plus très bien, mais c’est déjà mieux que rien. Et en fin d’heure, mi-voleur, mi-distrait, les élèves repartent avec. Mes stylos, mes règles, mes crayons retrouvent une deuxième vie. Ils repartent à la guerre.