Après l’analyse du scénario, il me fallait passer au crible le dessin de Jotunheimen. De sacrés défis m’attendaient, ont-ils été relevés ?
Les ambitions
Lorsque j’ai écrit le scénario de Jotunheimen, je ne me suis pas mis de frein. Je voulais qu’il me pousse à dessiner des scènes qui me semblaient hors de portée de mon crayon. Chaque projet se doit de me faire progresser en dessin par de nouvelles ambitions.
Les difficultés envisagées pour Jotunheimen étaient les suivantes :
- dessiner de grands paysages de montagne
- dessiner des personnages plus réalistes
- dessiner des voitures
- dessiner des scènes de pluie
- dessiner un torrent
On voit que si certaines ambitions sont générales, d’autres sont plus précises. Dès le départ, je sais quelles scènes vont me poser problème.
Concernant les personnages, de nombreux changements doivent être opérés. Mon dessin « mignon » doit évoluer vers plus de réalisme. Je veux déjà mieux caractériser les animaux. Forme du crâne, museau, oreilles… Tout doit être mieux défini. Ensuite, je veux abandonner le regard « pupille » que je dessine depuis des années. La première raison est toute bête : impossible de montrer efficacement qu’un personnage regarde derrière lui, vers le haut ou vers le bas… Et pour Jotunheimen, c’est nécessaire.
Aidé par l’atelier BD que je suis à l’époque, cela me permet de produire quelques cases plus techniques qui enrichissent l’ensemble.
Premiers tests
Les ambitions étant élevées, je me lance dans des tests.
D’abord, je travaille les personnages, tâchant de le faire évoluer vers l’animal dont ils sont issus. Comme on me l’a dit parfois, mes personnages ressemblent parfois à des être humains auxquels on a posé un museau d’animal (ou pire encore, seulement les oreilles).
Pour ce faire, je dessine des animaux, façon réaliste, pour saisir ce qui les caractérise (yeux, museau, oreilles, forme du crâne…).
Concernant les décors, je produis une planche de la BD où seuls les décors parlent. Satisfait du résultat, j’enchaîne sur une case de ville. Je passe un gros boost au niveau du dessin qui me rassure. Mais c’est une « fausse » progression : elle est basée sur des photos de référence. Or, dans une BD, on n’a pas toujours les références exactes pour nous aider…
Les personnages
Ma nouvelle façon de dessiner des personnages aura une conséquence immédiate : ils vont évoluer au fur et à mesure de l’histoire. Ainsi, Alexis aura des oreilles de plus en plus droites et ordonnées, et Laura perdra son museau. Cela fait partie du jeu : dans une BD, le dessin évolue.
Au-delà des visages, ce sont aussi les corps qui changent. Lorsque je démarre la BD, le style est plutôt semi-réaliste. Au fur et à mesure, les personnages gagnent en réalisme. Mon usage de références a joué sur cette évolution.
D’ailleurs, il est possible de voir lorsque j’utilise mes propres photos dans la BD pour Alexis. Étant très grand, Alexis paraît particulièrement allongé lorsque j’ai utilisé une photo de moi.
Ce manque de constance se voit beaucoup dans les illustrations (hors BD donc) que j’ai faite de Laura où elle adopte à chaque fois le physique de la modèle du jour, au risque de voir sa morphologie changer du tout au tout.
L’abondance d’illustrations et de recherches sur Laura n’est pas du à ma lubricité supposée, mais à de vraies difficultés. J’ai eu énormément de mal à fixer son visage, sa coiffure, son museau, ses yeux… En fin de BD, j’ai eu Laura bien en main, mais j’ai galéré à unifier son physique. J’ai une relation très particulière à ce personnage. Aussi bien je peux la trouver magnifique sur certaines cases, parfois je la trouve complètement ratée.
Un exemple concret :
Ces deux cases sont extraites de la même planche. Dans la première case, Laura est malingre, son museau assez moche et les yeux ne semblent pas bien en face des trous… Dans la deuxième case, je la trouve canon et, en effet, j’ai très envie d’aller manger avec elle…
Un autre défi était de dessiner une famille de lapins tous différents. Avant, c’était une façon de caractériser mes personnages : un animal, une personne. Ça n’a pas été très difficile, mais comme ils apparaissaient en début de BD, ça m’a obligé tout de suite à aller vers plus de caractérisation physique : lunettes, rides, vêtements, poids, taille, musculature…
Les décors
Les décors de ville ont posé moins de problème. Poussé par mon atelier BD que je suis alors, j’arrive à gérer les perspectives. Tout est question de patience et… de documents ! J’aurais passé énormément de temps à trouver les photos des vues que j’imagine. Un travail bien trop chronophage à mon goût !
Le vrai défi est les paysages extérieurs. Comment remplir ? C’est la vraie question. Un dessinateur ne dessine pas tous les cailloux, tous les brins d’herbe… À quel moment doit-on s’arrêter ?
Une des réponses m’est donné lorsque je produis ma planche d’essai. Un lecteur me dit alors que mon encrage est trop « ligne claire », homogène et que ça aplatit l’ensemble. On me conseille alors d’utiliser des plumes de différentes tailles.
J’intègre cette idée dans mes premières pages et l’amélioration de mon encrage me permettra de produire des cases avec une réelle profondeur.
Au départ, les paysages sont peu riches, assez vides, mais ça fonctionne. Plus j’avancerai dans la BD, plus j’arriverai à les dessiner vite, à sentir quand m’arrêter dans les détails… Au point que je suis aujourd’hui capable de dessiner ces paysages sans référence !
Pour les parties plus spécifiques (torrent, pluie, vide…), je suis assez satisfait des résultats. C’est loin d’être transcendant, mais ça ne choque pas et cela suffit pour la narration.
La mise en page
Avant Jotunheimen, je sors de L’Éveil des Sens, une BD au format carré où les possibilités de mise en page étaient assez limitées. Jotunheimen est né aussi de cette envie d’utiliser réellement toutes les possibilités offertes par le médium bande-dessinée : cases panoramiques, verticales, plongée, contre-plongée…
Au départ, j’espérais être inventif comme j’avais pu l’être avec Le Modèle Vivant. Mais Jotunheimen est finalement une bande dessinée classique où les prouesses et l’inventivité narrative n’est pas au centre débat… La narration chronologique n’offrait pas de réelle possibilité de s’amuser avec les codes de lecture. Cela reste un regret chez moi de rester si « classique » dans mon approche.
Cependant, certaines scènes m’ont permis de me faire plaisir et d’avoir l’impression d’être inventif. La chute de Laura, par exemple, est une utilisation intelligente du plan fixe répété où l’on voit Alexis descendre au fur et à mesure.
Mes progrès graphiques m’ont également permis de produire de grande case où l’immensité du paysage se ressent plus fortement. J’en aurais été bien incapable auparavant. Ainsi, j’ai pu mettre de nouveaux outils à ma panoplie.
L’histoire m’a permis quelques passages muets, ce qui était loin de mon habitude. J’ai toujours été bavard (et pas que dans mes BDs !) et laisser parler mon dessin est assez nouveau pour moi. Là encore, c’est une nouvelle facette qui me permet de varier les plaisirs dans un projet.
Finalement, un des grands soucis de narration furent les discussions entre Alexis et Laura (ou avec d’autres). Pour éviter la redondance des cases, j’ai du souvent ruser. Ainsi, dans la première scène familiale, Alexis va fumer avec son frère sur le balcon. Outre le fait de les isoler des parents, c’est aussi une façon de changer de lieu.
Même chose avec la rencontre entre Laura et Alexis. Ils se voient à l’extérieur. Puis Laura lui propose de manger ensemble. Puis ils vont au dortoir pour que Laura lui montre comment faire le sac. Avec une seule scène (Laura et Alexis font connaissance), j’intègre trois lieux.
Au-delà des lieux, il faut également varier les vues : plongée, face, profil, 3/4, champ/contre-champ… Et quelques vues de l’extérieur, façon « quelqu’un regarde par la fenêtre ». Les storyboards auront été essentiels pour tester les différentes solutions.
L’encrage
J’ai déjà parlé un peu de l’encrage dans un paragraphe précédent. J’ai réellement intégré dans Jotunheimen l’utilisation de plumes différentes afin de donner de la profondeur aux cases. Cependant, mon usage de la plume manque de dynamisme et on me parle souvent de ligne claire lorsqu’on parle de mes planches…
J’ai un peu hésité face à l’encrage dans cette BD, notamment sur les hachures. Ainsi, dans les premières planches, les premiers plans sont encrés en aplats de noir. Plus tard, ils seront hachurés. Pour le coup, c’est une belle erreur de ne pas être resté sur la même idée toute la BD…
La remarque la plus dure à laquelle j’ai souvent droit est : « tu encres au feutre, non ? » Alors, certes, c’est du aussi à la compression des images sur écran, mais quand même… S’emmerder à encrer à la plume et voir que des gens ne le remarquent pas, c’est dur. Encrer à la plume, c’est prendre le risque des bavures, devoir nettoyer la plume, une plume qui s’encrasse, un pot d’encre de chine à gérer… C’est super chiant. Alors que le feutre, en comparaison, c’est vraiment un truc de fainéant qui donne un rendu plat.
Ces remarques et la lassitude m’ont poussé à travailler en parallèle, par les illustrations, l’encrage au pinceau. Ainsi, les déliés bien plus marqués donneront du dynamisme et du caractère au trait.
Face ou profil ?
Au fur et à mesure de la BD, j’ai quasiment abandonné les vues de profil et de face. Trop plates, sans dynamisme, je les réserve désormais uniquement aux gros plans ou lorsqu’on ne voit que le personnage.
C’est flagrant lorsque je relis mes storyboards, où les personnages sont souvent de face ou de profil. J’en ai d’ailleurs souvent fait écho sur le blog (ici et ici par exemple).
Un bon exemple est la… deuxième case de la BD ! Si elle est avant tout une case de décor plus que de personnage, on retrouve la même problématique. D’abord, je la dessine de face, avec une perspective à un point de fuite central. C’est plat et pas très beau. J’aurais d’ailleurs beaucoup de mal à la coloriser.
Ce changement est révélateur de ma façon d’aborder le dessin. Au lieu de me cantonner à des vues simples, que je sais faire, je me pousse à chercher de l’originalité.
C’est cool de voir tout le boulot et les enjeux qu’il y avait derrière ce projet. Petite remarque quand même, je ne suis pas forcément d’accord avec ta définition du travail au feutre… Le feutre fin (type rotring, Unipin ou pigma) fait un trait uniforme, mais ça peut être intéressant pour des trames, ou des éléments de décor en arrière-plan, en le combinant avec d’autres techniques (plume ou pinceau. C’est d’ailleurs ce que préconise Scott McCloud dans « Faire de la bande dessinée » : pinceau pour les cernés, plume pour les détails et feutre pour les trames.
Après, si la plume apporte effectivement un plus en terme de dynamisme du trait, tout n’est pas à jeter dans le 100% feutre, et ce n’est pas forcément un signe de fainéantise (marrant, tu partages ce point de vue avec Bill Watterson, d’ailleurs !), pas plus que ça ne condamne l’ensemble à être fade et sans relief. Pour ma part, j’utilise beaucoup des feutres comme le Pentel sign pen « touch » ou, mieux encore (car indélébile et plus précis) le Tombow fudenosuke. Eh oui, les deux sont japonais, les mecs touchent leur bille pour ce qui est de l’encre ! En tout cas, ces deux-là me permettent beaucoup de variation dans le trait, avec l’énorme avantage de ne pas « rompre » ma dynamique de dessin en faisant des allers-retours vers l’encrier.
Le problème du feutre, c’est que beaucoup d’auteurs qui l’utilisent m’ont dit le faire « parce que ça va vite ».
C’est sûr, ça va plus vite, c’est un des avantages. Mais pas le seul, et on peut avoir un trait intéressant aussi, selon le matos qu’on utilise.
Bien évidemment ! Tout dépend ce que l’on recherche.