Après 3 ans de travail, Jotunheimen se termine. C’est une page de ma « carrière » qui se tourne. En effet, mes prochains projets n’intègreront pas de lapin comme personnage principal… Il est essentiel alors de regarder en arrière et de critiquer son propre travail afin d’éviter de répéter les mêmes erreurs. Petit bilan sur Jotunheimen. Première partie : le scénario.
L’écriture
Entre l’idée de départ de Jotunheimen et la finalisation de son scénario, il s’est passé 4 mois. Je ne l’ai jamais caché, ce projet résulte d’un voyage personnel en Norvège où j’ai accumulé des anecdotes, des ressentis et des rencontres qui ont stimulé l’écriture d’une histoire.
Mes précédents scénarios avaient été écrits de la manière suivante :
- Le Modèle Vivant : écriture scène par scène (mais histoire complète en tête)
- Salle des Profs : écriture chapitre par chapitre
- L’Éveil des Sens : écriture complète du scénario
Avec Jotunheimen, j’effectue un retour en arrière. L’enchaînement des scènes et complet mais le détail des scènes, non. En gros, les 3/4 du scénario étaient écrites lorsque j’ai commencé. J’avais commencé une remise au propre du scénario, mais j’ai tenu 4 pages…
Du coup, mon scénario ressemblait à ça :
L’ambition
Depuis que j’ai arrêté la bande dessinée d’humour, une obsession me hante : mes histoires sont-elles intéressantes ? Quand on fait rire, il est facile de vérifier (sur des proches par exemple), s’ils sourient à la lecture. Lorsqu’on fait une histoire qui se veut touchante, c’est plus compliqué.
Ainsi, j’ai voulu blinder Jotunheimen de thèmes, en espérant les lier ensemble correctement :
- Se remettre d’une rupture par la randonnée
- S’assumer comme artiste
- Découvrir la randonnée
- Découvrir la Norvège
- Affronter ses peurs
- Et évidemment, ma marotte : qu’est-ce qu’être un homme ?
En approchant de la fin de l’histoire, j’ai douté sur ma démarche. N’y avait-il pas trop de thèmes ? Ainsi, je trouve que les scènes à Trondheim trop longues. Elles dispersent l’histoire. Mais leur rôle est précis :
- Montrer qu’Alexis n’a pas l’habitude de voyager
- Montrer qu’Alexis dessine et peint
- Montrer qu’Alexis se dévalorise comme artiste
- Montrer qu’Alexis se sent seul
Selon les profils des lecteurs, vous avez été sensibles à différentes choses. Et dans ces pages que je juge parfois peu utiles, des lecteurs se retrouvent. Cependant, pour La Prépa, j’ai allégé le nombre de thèmes afin de les traiter plus en profondeur.
Quel thème principal ?
La conclusion concerne avant tout le statut d’artiste d’Alexis. C’est ce qui donne du sens au bouquin. Ainsi un bon résumé serait celui-ci :
Suite à une rupture, Alexis part faire le point en randonnant en Norvège. Il s’y découvrira artiste et changera de vie.
N’en déplaise à ses admirateurs, Laura ne sert que de catalyseur à Alexis. Pas sûr que tous mes lecteurs aient pris la BD ainsi !
Petite anecdote : au bout de quarante pages, je sens que l’enjeu de la BD n’est pas assez clair. J’en parle à Stoon qui me dit n’avoir pas saisi les enjeux liés au statut d’artiste d’Alexis…
Un mal pour un bien… La scène de l’hôpital me pose alors des problèmes. J’ai d’abord envisagé un coït entre Alexis et Laura. L’idée était qu’Alexis était plus courageux qu’auparavant. Il avait refusé de coucher avec Laura au dortoir, à cause du risque de se faire prendre. À l’hôpital, il prenait le risque ! Cependant, ce n’était pas très plausible, Laura sortant d’une opération.
Ainsi, afin d’intensifier l’idée que Laura incite Alexis à dessiner, j’ai intégré deux choses:
- Laura lui demande s’il a gardé son carnet de dessin
- Laura lui demande de la dessiner
Ces ajouts ont, de fait, fluidifié la scène. En demandant s’il a son carnet, Alexis peut alors expliquer ce qu’il a fait dans la scène précédente. La case où Laura demande à Alexis, comme souvenir d’elle, de continuer à dessiner, à aussi été ajoutée a posteriori…
Toute cette anecdote pour montrer comme il est essentiel de prendre des conseils à l’extérieur pour ne pas s’enfermer dans sa propre vision d’un projet…
Les scènes coupées
Jotunheimen étant basé sur pas mal d’anecdotes, il a fallu faire un tri. Je n’ai pas pu, hélas, raconter toutes les cocasseries d’une randonnée. Parfois, j’ai fusionné des faits pour leur donner plus de force. C’est surtout la partie « anecdotes du randonneur » qui a souffert de ces coupes. Simplement parce qu’elles n’apportaient rien à l’histoire. Florilège de ces scènes coupées :
- Au Geiranger Fjord, Alexis supporte mal la foule des touristes qui se prennent en selfie (contredit le sentiment de solitude)
- Alexis rencontre un troupeau de rennes (une scène devient une case)
- Alexis qui fait de la guitare et il séduit Laura en en jouant (trop cliché, supprimé)
- Alexis se perd dans la montagne et arrive à la lumière de sa lampe frontale (impossible, il fait jour très tard en Norvège l’été)
- Une scène où Alexis rencontre des français qui ont mangé de la baleine. Alexis s’énerve contre eux.
Mais la scène que j’ai coupée, pourtant écrite dès les prémisses du projet, c’est une rencontre entre Alexis et son ex, après la randonnée…
Sophie : J’ai lu sur ton blog que tu avais fait une randonnée en Norvège… J’avoue avoir été un peu surprise… C’est fou ! J’ai essayé pendant des années que tu changes et il a fallu que je te quitte pour que tu le fasses enfin !
Alexis : Je ne suis plus le même homme.
Sophie : Et tu as prévu quelque chose pour les prochaines vacances ?
Alexis : J’ai entendu dire qu’il y a de belles randonnées en Irlande… J’aimerais bien connaître ce pays plus en profondeur.
Outre les textes mal écrits, l’ensemble est trop explicite. Au départ, le scénario prend plutôt la forme de la randonnée comme remède à une rupture. Cet aspect sera moins fort dans la version finale, d’où la suppression de la scène.
Au départ, Laura était irlandaise, d’où la remarque d’Alexis sur ses prochaines vacances (et le fait qu’elle soit rousse)…
La fiction
Une de mes ambitions pour Jotunheimen était d’écrire une fiction. Habitué aux autobiographies, j’étais assez fier d’avoir écrit une histoire. Hélas, beaucoup de lecteurs n’ont cessé de titiller le côté « réel » de la BD, faisant l’amalgame entre le personnage d’Alexis et l’auteur Belzaran. J’aime jouer avec cet ambiguïté, mais en changeant le prénom du personnage (qui ne s’appelle plus Boris), j’espérais que c’était clair. En associant Alexis et Belzaran, les lecteurs nient mon travail de fiction et je l’ai plutôt mal vécu. Nul doute que cela a joué dans l’écriture de La Prépa où les personnages sont des jeunes femmes.
La narration
En termes de narration, je savais qu’il y aurait pas mal de voix-off, car Alexis passe une bonne partie de la bande dessinée seul. Ainsi, on passe de parties purement dialoguées en début d’ouvrage à de la narration interne dès qu’Alexis part en voyage. J’aime beaucoup ce procédé, qui m’est venu naturellement.
On m’a reproché un peu de lourdeur dans les textes. Mais face à l’immensité ou la peur, il n’y a pas de mots assez forts pour dire ce que l’on ressent. Malgré tout, le début de l’ouvrage est peut-être trop dramatisé. C’est révélateur de mes inquiétudes sur le projet. J’en rajoute.
Le héros
Dès le départ, je voulais un héros timide, perclus de peurs et de phobies, en manque de confiance… C’est l’histoire de Jotunheimen : il faut affronter ses peurs : peur du voyage, du vide, de la solitude, de la vie d’artiste… Voire peur de ses sentiments pour Laura ?
Deux types de lecteurs se sont alors affrontés :
- Ceux qui trouvaient qu’Alexis n’était pas un héros, qu’il n’était pas un homme, qu’il était peureux et passif
- Ceux qui trouvaient qu’Alexis était un héros, qu’il avait le courage d’affronter ses peurs et que ses failles le rendaient touchant.
Mon choix de faire d’Alexis un être peu viril, dans les codes de la société, est idéologique. Cette idée m’obsède et je l’ai déjà développée dans L’Éveil des Sens et Le Modèle Vivant. C’est la partie « politique » de Jotunheimen. C’est une pamphlet contre la société qui exige des hommes de ne pas pleurer, de faire preuve de courage et de force.
Dans la même idée, Laura est une femme forte, qui n’a peur de rien, insouciante et physiquement peu sexuée.
On m’a alors reproché le cliché de l’homme qui sauve la femme. Mais la scène de sauvetage se doit d’être lue plutôt comme le faible sauve le fort ou la prudence sauve l’inconscience.
Quand je lis des remarques du genre « même si Alexis a le vertige, il ne doit pas le montrer à Laura. Un homme ne doit pas montrer qu’il a peur à une femme pour la séduire », je me dis que, justement, des BDs comme Jotunheimen sont utiles à l’avancée des mentalités !
J’ai évité aussi l’écueil du couple Alexis/Laura. Ils ne sont pas faits pour être ensemble, ils ne finissent pas ensemble. Désolé pour ceux qui espéraient de l’Amour plus fort que tout… La fin a été beaucoup trituré, mais il me fallait rester fidèle à mon fil rouge. Alexis devient artiste. Le but de la BD n’était pas qu’il se trouve une copine !
Et finalement, j’en pense quoi ?
C’est une fois terminé qu’on voit ce que l’on a raté. Cependant, je pense avoir écrit une histoire doté de personnages touchants, sous la forme d’une rencontre. J’ai essayé d’être subtil. Ainsi, on ne sait pas grand-chose de Laura, ou même d’Alexis. J’ai voulu raconter beaucoup en disant peu, et je pense y être arrivé. Mon but est que le lecteur construise les non-dits dans les histoires des personnages. C’est la BD que j’aime lire. C’est donc la BD que j’essaye de faire.
Bientôt la suite du post-mortem consacré à la partie graphique.
Si je peux me permettre (parce que l’air de rien, à force de faire leur maquillage avant les scènes, je les côtoie pas mal ces personnages !)…
Je ne crois pas que tu puisses « reprocher » aux lecteurs d’associer Alexis avec toi, et je ne crois pas non plus que cela nie ton travail de fiction. Tu le soulignes toi-même, tu t’es nourri de ton propre voyage pour écrire l’histoire de Jotunheimen… Tu ne peux donc pas en vouloir aux lecteurs de s’amuser à chercher quelle est la part qui relève du « vrai » et celle qui relève de l’invention. Qui plus est, c’est de fait de la part du lecteur la reconnaissance de ton travail d’écriture, d’articulation entre anecdotes vécues et fiction.
Je me souviens t’avoir demandé à l’époque quelle pouvait être la tête de ton éventuel pote ayant servi de modèle pour le pote singe d’Alexis, et tu m’avais répondu qu’il était totalement inventé mais que le fait que j’ai cru à un vrai pote montrait finalement que t’avais bien bossé l’écriture, en rendant les personnages crédibles et réalistes. Je pense que tu avais raison.
Et puis, quand on lisait le Modèle Vivant, on se demandait sans arrêt ce qui relevait de l’invention dans ce récit biographique… tu vois, finalement, t’as inversé la tendance ! ;p
Oui mais toi t’es dans la cambouis, Nico ! Tu relis les planches régulièrement ! 😉
C’est quand même relou quand les lecteurs en reviennent TOUJOURS à la question de l’autobiographie. C’est vécu? Qu’est-ce qui est vrai là dedans?
Je trouve aussi que c’est un peu minimiser la capacité d’imagination de quelqu’un. Un peu comme le sempiternel « lol je sé pa ce ta fumé mé jen veu » dès que quelqu’un a une idée légèrement originale.
En gros, c’est pas possible d’inventer quelque chose, soit c’est vécu, soit c’est la drogue. Il faut sacrément manquer d’imagination.
Et accessoirement, si tu ne connais pas l’auteur personnellement, qu’est-ce que ça peut te foutre? Sa vie ne te regarde pas.
Mais bon je suis bien conscient qu’on a tous un peu cette tendance voyeuriste assoiffée de réel.
Sinon, cette analyse est intéressante. Je n’avais pas saisi tout ce que tu voulais y mettre, mais j’ai lu l’histoire étalée dans le temps au fur et à mesure de la réalisation. Il faudrait que je relise tout d’une traite pour me faire une meilleure idée.
C’est vrai que ça n’est pas forcément évident de faire sentir l’importance des enjeux sans en faire trop. C’est ce qui m’avait frappé au début de la BD. On ne se rend pas forcément compte de ce dans quoi il s’engage, donc la réaction des parents parait exagérée. C’est par la suite, sur le terrain, qu’on se rend compte de la difficulté pour le personnage.
Comme tu le dis, j’espère que la lecture du livre, d’un coup, fera mieux sentir les enjeux aux lecteurs. Comme la lecture des pages pages s’est étalée sur plus de 2 ans, c’est compliqué de tout relier.