À ma dernière séance d’écriture, il fallait se baser sur une photo d’August Sander pour écrire. Le photographe a officié pendant la République de Weimar, puis pendant le IIIème Reich comme portraitiste. Récemment, une exposition au Mémorial de la Shoah avait mis ses portraits en vis-à-vis, opposant persécuteurs et persécutés.
La séance s’est faite en trois temps :
- Décrire la photo
- Titrer la photo
- Raconter ce qui se passe dans la tête du modèle pendant la photo
Nous avions un large panel de photos où nous pouvions piocher. Je n’ai pu m’empêcher de prendre un chimiste… Le titre que j’ai choisi est celui de l’article. Je vous laisse avec la photo et la partie fiction. Le temps d’écriture total était d’une bonne heure.
La science. Le progrès. J’y croyais. Par la chimie, j’allais sauver des gens. Oubliées les famines. Oubliés les crève-la-faim. J’inonderai les champs de pesticides, de fongicides, d’insecticides pour éradiquer les nuisibles. L’engrais tirera alors de la terre tout ce qu’elle a dans le ventre. Que plus jamais elle ne nous affame. L’industrie nous sauvera de nos fléaux ancestraux.
Le progrès. J’y croyais et j’y travaille. Dans notre laboratoire, on améliorer les protocoles, les procédés, on synthétise, on catalyse, on isole, on filtre et on purifie. Les molécules se font chirales, s’enrichissent de fonctions alcool et phénol, de chlore et de fluor. Et ces huiles, essentielles, organiques, rejoignent notre panel. Des bidons entiers s’entassent dans l’entrepôt. Et les camions les emmènent loin, pour le bien de l’Humanité.
Le progrès. J’y croyais. Je voulais mettre fin aux fléaux, mais le plus grand des fléaux c’est l’Homme. Nos produits éradiquent les insectes, mais qui sont les insectes ? Qui sont les nuisibles ? Qui sont les parasites ? Quand on perd le statut d’homme et qu’on devient vermine, qui décide de l’élimination ? Qui détourne les camions vers d’autres destinations ? Qui, comme de mes molécules, filtre, isole et purifie ? Ils distillent leur poison, au propre comme au figuré.
Depuis combien de temps déjà est-ce que j’attends qu’il veuille bien prendre sa photo ? Mes bras souffrent. J’essaie de ne pas trembler, même si ce n’est que de l’eau que je verse dans ce tube à essai. Dans le flacon, je fixe le reflet de mon visage comme une pénitence. Ce visage qui me regarde et qui me juge. Ce regard que j’évite comme la peste. Ce regard que je ne supporte plus. Enfin, le flash retentit. C’est fini. Heureusement qu’il ne m’a pas demandé de sourire.