Nouvelle séance à l’atelier d’écriture. Il fallait y faire apparaître un personnage. Après l’objet et le lieu, voilà qu’il fallait traiter un personnage. Pour mes plus fidèles (enfin, anciens surtout) lecteurs, vous le connaissez déjà…
Comme pour les fois précédentes, le texte n’a pas été retouché ensuite. Il le sera certainement lors d’une éventuelle publication en recueil.
Neuf heures. La salle des professeurs était surpeuplée. Les enseignants s’agglutinaient autour la machine à café. C’était jour de fête. Il y avait même des madeleines. Les élèves n’arriveraient que le lendemain. On profitait du répit. On se racontait les vacances comme pour mieux repousser l’échéance. Et moi, mon gobelet à la main, j’observais le ballet de la rentrée. J’étais nouveau dans l’établissement. Collège Jean Jaurès. Quarante-huit pourcents de réussite au brevet. Une mutation comme une sanction.
Soudain, une patte informe se posa lourdement sur mon épaule. Une voix de gorge s’éleva derrière moi.
— T’es stagiaire, toi, non ?
Je me retournai vers l’individu. Si je faisais une tête de plus que lui, il faisait une tête de plus de large. Je ne voyais que son ventre – que dis-je ! son estomac ! Cet appendice monstrueux se tendait vers moi comme une menace. La chemise qui le recouvrait m’envoyait des regards implorants pour que je l’achève. Ses boutons avaient déjà été par deux fois recousus. Et entre les interstices, la peau huileuse suintait.
Comme j’avais déjà cinq ans d’ancienneté derrière moi, je répondis sèchement à mon collègue que, non, je n’étais pas un stagiaire.
— Ha bon ? Pourtant t’as une tête de stagiaire, répondit-il.
Et lui ? Quelle tête avait-il ? Une gueule, oui ! Un museau de porc. Pire ! Un hippopotame ! Lorsqu’il riait – un rire graisseux, guttural, gargouillant presque – il grimaçait et dévoilait de longues incisives jaunies par le tabac. Et alors les odeurs fusaient : cigarette et café, le cocktail mortel du professeur. Il ne manquait plus que le vin rouge, mais sans doute n’était-ce qu’une question de temps. Ces tâches bordeaux sur sa chemise n’en étaient-elles par les prémices ?
À force de rire tout seul, il s’étouffait, toussait et crachotait. Mon gobelet se remplissait à vue d’œil. Je ne pouvais placer un mot. Derrière son épaisse moustache blanche, ses lèvres charnues s’agitaient dans une logorrhée sans fin, spiralaire. Un maelstrom de vociférations contre le monde entier. Ministre, recteur, principal, professeurs, parents, élèves… Tous en prenaient pour leur grade. Un pin’s syndical ornait sa chemise au-dessus d’une tâche de gras. Il essayait de me recruter et sa méthode était agressive. Il m’avait acculé contre les casiers et s’approchait encore. Il tenait sa proie. Allait-il charger ?
Je remarquai soudain que des collègues nous regardaient avec un sourire. Tous étaient passés par là. J’étais en plein bizutage. Seul lui ne le savait pas.
Brusquement, il se tut et gratta son crâne nu, arrachant deux poils au passage. Il balbutia, la langue pâteuse d’avoir trop parlé :
— Au fait, t’enseignes quoi comme matière ?
— Les mathématiques, répondis-je.
— Comme moi ! s’écria-t-il. On va bien s’entendre !
Il me frappa l’épaule et je me renversai du café sur la jambe. Il m’avait baptisé. Son devoir accompli, il tourna les talons et chercha une nouvelle proie. Il avisa une jeune femme élégante, un peu coincée, au carré impeccable – certainement une enseignante de lettres classiques – et fondit sur elle. Maintenant qu’il s’était éloigné de moi, j’observais la bête à l’œuvre. Je remarquai que sa braguette était ouverte. Un large pan de chemisé béait par l’ouverture. Mieux valait cela qu’autre chose. Au bout de quelques mots échangés, la jeune collègue était devenue rouge, et ce n’était pas de désir. Elle battit en retrait et apparut à mes côtés. Entre nouveaux, il fallait se serrer les coudes.
— J’avais un prof comme ça en seconde, m’apprit-elle. C’était l’horreur ! Je suis sûre que lui aussi c’est un prof de maths !
Je lui annonçai, non sans être vexé, que j’étais moi-même enseignant de mathématiques. Elle me regarda surprise.
— Je pensais que tu étais prof de français, me dit-elle.
Et c’était le plus beau compliment qu’elle pouvait me faire.
Je dénonce la stigmatisation dont sont victimes les enseignants de mathématiques !
Tu noteras que le narrateur est lui-même professeur de mathématiques ! 😉